CHAPITRE VIII
Soal Greg se réveilla. Il eut l’impression qu’il y avait dans sa tête quelque chose de cotonneux. Ce n’était pas douloureux, rien qui ressemblât à une migraine. Une sensation indéfinissable, mais qui se dissipa très vite, avant même qu’il n’ait ouvert les yeux.
Quand il les ouvrit, il vit un plafond jaune.
Sa première pensée fut que le plafond de sa cabine, à bord du Sirf, était blanc. Il frotta ses paupières. Et sa seconde pensée, après qu’il eut jeté un regard autour de lui, fut : « Où suis-je ? ».
Il était grand une grande pièce carrée qui recevait la lumière par deux lucarnes dans le mur d’en face. Bien que ces ouvertures ne fussent pas très larges, il faisait néanmoins très clair.
Il vit une table métallique, deux ou trois fauteuils, deux meubles qui ressemblaient à des armoires, d’autres meubles qui pouvaient être des classeurs, ou des commodes. Sur des consoles reposaient des sortes de vases, deux rouges et un bleu.
Il constata qu’il était couché sur un lit, tout habillé. Il y avait dans la pièce deux autres lits, proches du sien, sur lesquels reposaient deux hommes qui devaient dormir, car l’un d’eux ronflait légèrement. Mais il ne les reconnut pas tout d’abord, car ils lui tournaient le dos.
Il ne se sentait pas particulièrement ému, ni inquiet, mais il était perplexe. Il murmura :
— C’est bizarre. Que s’est-il passé ?
Il se sentait parfaitement lucide, mais ne parvenait pas à se rappeler ce qui avait bien pu lui arriver. Sur son lit, près de lui, reposait le gros sac qui contenait des vêtements, et une sacoche à provisions. Mais il ne leur prêta qu’une attention médiocre, comme à un détail insignifiant dans une scène insolite.
Il sauta du lit sur ce qui, d’abord, lui parut être un tapis de laine, mais était fait d’une tout autre matière. Il éprouvait une assez vive courbature, comme si la veille, avant de s’endormir, il avait fourni un gros effort musculaire. Mais il ne se souvenait pas de ce qu’il avait fait la veille, ni même l’avant-veille, ni les jours précédents.
Il fit le tour du lit voisin du sien. Il reconnut alors le personnage qui ronflait. C’était son adjoint, le physicien Muro Stend. Il le secoua pour le réveiller.
Le petit homme se redressa avec la promptitude d’un polichinelle qui sort d’une boîte et s’écria :
— Aïe ! j’ai mal aux reins !
Puis il regarda le chef de l’expédition et dit :
— Ah ! c’est vous, Greg ?
Il regarda ensuite autour de lui et ajouta :
— Que se passe-t-il ? Où sommes-nous ? On se moque de nous, ou quoi ?
Il descendit de son lit, inspecta les lieux d’un œil courroucé et s’écria d’une voix pointue :
— Qu’est-ce que c’est que cette plaisanterie ? J’ignorais qu’il y eût une cabine aussi bizarre à bord du Sirf. Pourquoi nous a-t-on amenés ici ? Sommes-nous malades, ou quoi ?
— Je n’en sais rien, dit Greg. Je ne me sens pas malade le moins du monde. Vous rappelez-vous, Stend, ce que vous avez fait hier ?
Le physicien réfléchit.
— Hier ? N’est-ce pas hier que je vous ai signalé que mon garçon de laboratoire s’était montré incorrect envers moi et que je vous ai dit que j’exigeais un blâme ?
— Oh ! non, fit Greg. Pas hier. Ni même il y a huit jours, pour autant qu’il me semble…
Stend fronça ses sourcils, qui étaient broussailleux.
— Possible, dit-il. Mais alors, c’est très bizarre… Vous sentez-vous très lucide, Greg ?
— Très lucide…
— Moi aussi… Mais quand vous m’avez réveillé en sursaut, il y a un instant, j’avais l’impression que mon cerveau était entouré d’un nuage de poussière. Pas douloureux, mais très désagréable… Au fait, je ne parviens pas à me rappeler ce que j’ai fait hier… Ni avant-hier… Ni…
Il fut interrompu par la voix du commandant Hémi, qui venait à son tour de sortir du sommeil et qui disait :
— Qu’est-ce que vous racontez, vous deux ? Et qu’est-ce que vous faites dans ma cabine ?
Hémi se frotta les yeux, puis son visage basané exprima de l’étonnement.
— Mais je ne suis pas dans ma cabine ! s’écria-t-il. Nous ne sommes pas à bord de l’astronef !
— Vous êtes sûr ? demanda Stend.
— Je crois qu’il a raison, dit Greg. Je ne m’en étais pas rendu compte tout d’abord. Mais le doute n’est guère possible. Il n’y a rien dans le Sirf qui ressemble à cette pièce où nous sommes.
— Mais alors, où sommes-nous ? Et pourquoi avons-nous été amenés ici ? Par qui ?
— Aucune idée, dit le commandant. J’ai la sensation que ma mémoire s’est éclipsée, tout au moins en ce qui concerne les journées précédentes.
Muro Stend se mit en colère.
— C’est incroyable ! C’est inadmissible. Où pouvons-nous bien être ?
— Peut-être dans un hôpital, dit le commandant. Ou une maison de repos.
— Ça n’en a pas l’air, fit Greg. Mais je commence à me demander si je ne rêve pas ? Ai-je l’air de quelqu’un qui rêve ?
Ils restèrent un moment silencieux. Ils s’étaient assis sur le bord de leurs lits.
Tout à coup, le commandant Hémi bondit.
— Ces lucarnes ! Nous n’avons même pas songé à jeter un coup d’œil au-dehors… Mous allons peut-être avoir une idée de l’endroit où nous sommes…
Les lucarnes étaient si haut placées dans le mur que même Soal Greg, bien qu’il eût une tête de plus qu’Hémi et une tête et demie de plus que le physicien, n’était pas encore assez grand pour pouvoir regarder. Ils durent déplacer la longue table métallique. Ils y grimpèrent tous les trois.
Greg eut un sifflement de surprise. Sous leurs yeux, très en contrebas, s’étalait jusqu’à l’horizon une plaine luisante et noire, coupée çà et là par des archipels de rochers. La voûte du ciel semblait avoir été taillée dans une émeraude gigantesque. Un soleil jaune éclairait ce paysage mort… Seules quelques rares traînées jaunâtres et très longues coupaient la monotonie du sol.
— Ah ! ça…, dit Stend.
— C’est le cas de dire : « Ah ! ça… », fit Greg. C’est inouï… Nous sommes de toute évidence sur une planète absolument inconnue… Jamais rien vu de semblable depuis que je navigue. Et vous, commandant ?
— Moi non plus… Ni jamais lu aucune description de planète qui ressemble à ce que nous avons sous les yeux…
— Et nous sommes, reprit Greg, très haut au-dessus de ce paysage étrange. Probablement dans une maison située au bord d’une falaise… À cinq ou six cents mètres au-dessus d’une plaine noire comme de l’anthracite…
— Incroyable ! dit Stend.
— Attendez ! dit Hémi. Là-bas, regardez, presque à l’horizon, très loin, à vingt-cinq ou trente kilomètres, cette petite tache claire, en forme de fuseau…
— Je ne vois rien, intervint le physicien. Je n’ai pas une très bonne vue…
— Je vois, dit Greg… Une tache argentée… Mais si minuscule à cette distance qu’on n’en distingue pas bien la forme… On dirait pourtant un astronef…
— C’est un astronef, dit le commandant. J’ai une vue très perçante.
— Et si c’est un astronef, s’écria Stend, ce ne peut être que le Sirf. Mais que fait-il là-bas ?… Et que faisons-nous ici ? Pourquoi nos compagnons nous ont-ils amenés jusque dans cette maison ?
— Je n’en sais rien, dit Greg. Mais essayons de sortir d’ici. Nous finirons bien par trouver quelqu’un. Voyons si ces portes sont ouvertes…
Il y en avait trois dans la pièce, dont aucune n’était fermée à clef. La première, en face du mur aux lucarnes, donnait dans une salle de bains visiblement fort bien aménagée, avec une baignoire très large, un grand lavabo et toutes sortes d’autres commodités sanitaires.
Stend fit couler l’eau, la goûta, la jugea bonne.
— Nous sommes au moins en pays civilisé, dit-il. Mais j’ai hâte d’éclaircir ce mystère.
Le cabinet de toilette n’avait pas d’autre issue que celle par laquelle ils y étaient entrés. Ils repassèrent donc dans la chambre où ils avaient dormi et se dirigèrent vers la porte de droite. Ils passèrent dans un couloir qui n’avait que quelques mètres de long et au fond duquel se trouvait une autre porte. Ils eurent une surprise en découvrant une pièce absolument identique à celle qu’ils venaient de quitter, comportant, elle aussi, trois lits, de très larges fauteuils, et une table métallique sur laquelle trois hommes étaient grimpés, regardant par une des lucarnes.
*
* *
Ces trois hommes étaient le minéralogiste Birt Mimai, le mathématicien Hob Sysdy et le docteur Grif Dorsin. Tous trois s’étaient réveillés quelques instants plus tôt, avaient échangé eux aussi des questions et des suppositions. Ils essayaient maintenant de voir ce qui se passait dehors.
Mimai, le grand athlète blond, se retourna en entendant du bruit.
— Tiens ! fit-il. Je croyais que nous étions seuls dans cet extraordinaire endroit.
— Vous voyez que non, dit Greg. Et je commence à soupçonner qu’il y en a d’autres un peu plus loin.
Il y en avait d’autres, en effet, dans une enfilade de chambres séparées les unes des autres par de petits couloirs, et toutes faites sur le même modèle. Il ne leur fallut pas plus d’une heure pour s’assurer que tout le monde était là.
Greg découvrit même Jaro Gnemmi et les trois hommes qui avaient accompagné cet officier dans sa mission à bord du patrouilleur S 14. Mais il ne songea même pas à les questionner, à leur demander ce qui leur était arrivé, à eux. Car il avait totalement oublié que Gnemmi avait été chargé d’une mission bien précise sur une planète bien déterminée. Le lieutenant et ses trois compagnons ignoraient d’ailleurs eux-mêmes tout de cette tâche qui leur avait été confiée et de la façon dont ils étaient arrivés là. Ils ne savaient qu’une chose, comme tous les autres : ils avaient dormi et leur mémoire était défaillante quant aux journées précédentes.
Quelle étrange et inexplicable situation que celle de ces cosmonautes qui erraient de chambre en chambre, s’interrogeaient mutuellement, formaient des hypothèses toutes plus absurdes les unes que les autres !
Les sentiments les plus divers se peignaient sur les visages des victimes de cette extraordinaire aventure. Les uns, comme Muro Stend, ne décoléraient pas et faisaient entendre de vaines imprécations. Les autres, comme le chef de l’expédition, montraient un grand sang-froid et affichaient un grand calme, qui n’étaient peut-être qu’extérieurs. Certains parvenaient encore à lancer des plaisanteries et à sourire. C’était le cas du commandant Hémi, qui déclarait :
— Après tout, nous sommes très convenablement logés, et nous finirons bien par savoir de quoi il retourne.
Mais la plupart étaient inquiets, ou même angoissés, et ne parlaient que fort peu.
Tous avaient regardé par les hautes lucarnes et contemplé avec stupeur le grandiose et sinistre paysage. Tous avaient vu à l’horizon quelque chose qui ressemblait à un astronef. Beaucoup affirmaient que c’était le Sirf. Mais comme aucun d’eux n’avait de jumelles, ils n’avaient pas pu déterminer avec certitude si c’était bien lui.
Ils avaient tenté d’ouvrir ces lucarnes, pour mieux voir. Mais elles ne comportaient aucun dispositif d’ouverture et semblaient faites d’un verre ou d’une matière plastique très dure, très épaisse, comme les hublots des vaisseaux de l’espace.
— Je me demande, dit Hémi, si l’atmosphère de cette planète n’est pas irrespirable pour nous, et si nous ne vivons pas, à l’intérieur de cette bâtisse, dans un air conditionné.
— Possible, dit Muro Stend. Mais j’aimerais bien voir le propriétaire de cette sacrée baraque…
Ils avaient naturellement cherché s’il n’y avait pas, aux extrémités des enfilades de chambres, une sortie menant à l’extérieur. Ils avaient découvert, outre celles qu’ils occupaient, une trentaine d’autres pièces, comportant chacune trois lits, mais inoccupées. Et, plus loin, au bout d’un couloir un peu plus long, ils étaient tombés dans une très vaste salle déserte, qui ressemblait à une salle de réunion ou à une salle de jeu, avec des tables métalliques, un grand nombre de fauteuils très larges, une petite estrade et toutes sortes d’accessoires dont l’usage était parfois évident, mais le plus souvent mystérieux.
Au fond de cette salle, ils virent une grande porte à deux battants, faite d’un métal lourd et dur qui ressemblait au bronze, et décorée – comme l’étaient aussi les murs – de figures géométriques assez simples. Ils essayèrent de l’ouvrir. Mais elle était verrouillée et tous leurs efforts furent vains. Ainsi donc, il leur était impossible de sortir de ce côté-là.
Il en était de même à l’autre extrémité de la longue série de chambres. Là, se trouvait une autre grande salle, pareille à la première, et aussi hermétiquement close.
— Le doute n’est guère possible, dit Greg. Nous sommes tombés dans un guet-apens incompréhensible, quelque part dans l’espace. Nous sommes prisonniers.
— Mais de qui ? hurla Stend. Et dans quel dessein ? C’est ce que je voudrais bien savoir.
— Nous le saurons sans doute bientôt, dit le commandant. Et j’espère que nous n’aurons pas une secousse trop rude.
*
* *
La moitié de la journée s’était déjà écoulée. Ils avaient faim. Ils s’avisèrent tous qu’ils avaient des provisions dans leurs sacoches. Greg, son adjoint et le commandant, qui avaient réintégré leur chambre, s’installèrent autour de la table métallique et prirent place dans les fauteuils énormes, profonds, moelleux et très légers.
— Il faut, dit Stend, faire l’inventaire de ce que nous avons comme vivres, et nous rationner. Car nous ne savons pas quand on daignera nous porter de la nourriture, si toutefois on daigne jamais le faire.
— Très juste, dit le commandant. Je vais d’ailleurs veiller à ce que tous nos compagnons nous imitent.
À vue de nez, avec ce qu’ils avaient déballé sur la table, ils pouvaient, en économisant beaucoup, tenir une huitaine de jours. Leurs gourdes, en revanche, ne contenaient que très peu de boisson.
— Il est vrai que nous avons de l’eau, dit Stend.
Ils mangèrent silencieusement, chacun d’eux plongé dans ses réflexions.
L’après-midi s’écoula de la même façon que la matinée, en bavardages nerveux, en suppositions, en lamentations.
Le soleil tournait dans le ciel d’émeraude. La clarté s’atténua dans les pièces où ils étaient enfermés. La nuit bientôt allait tomber, sans que rien se fût manifesté. Et quand parurent les premières étoiles, ils portèrent tous leur main à leur front, poussèrent un cri léger, se mirent à nouveau à se comporter comme des somnambules. Ceux qui n’étaient pas dans leurs chambres les regagnèrent. Tous se dévêtirent et se couchèrent dans leurs lits confortables, sans prononcer la moindre parole. Ils fermèrent les paupières. Ils dormirent.
La lumière du jour était revenue quand ils se réveillèrent, presque tous en même temps. Mais, cette fois, ils n’eurent pas de surprise. Ils se rappelaient ce qu’ils avaient fait la veille. Ils continuaient toutefois à ne pas se souvenir des jours précédents. Et tout se passa comme la veille. Ils erraient de chambre en chambre, se groupaient dans les grandes salles, essayant de deviner à quoi pouvaient servir les objets qui s’y trouvaient, sur les tables ou dans des placards, et qui n’étaient ni des appareils scientifiques ni des ustensiles domestiques. Certains d’entre eux, leur sembla-t-il, pouvaient être les éléments de jeux complexes.
Ils regardaient souvent par les lucarnes. Mais rien ne bougeait dans le sinistre et grandiose paysage, où l’astronef, presque au bord de l’horizon, était toujours à la même place.
— Je suis convaincu, disait Greg, que nous avons été capturés dans l’espace, je ne saurais dire où. Nous avons dû être endormis par des radiations inconnues qui ont, en outre, détruit partiellement notre mémoire. Et nous ne savons même pas dans quelle partie du cosmos nous sommes maintenant.
— Probable, dit le physicien de sa voix fluette et perçante. Mais où sont nos ravisseurs ? Qu’ils se montrent, bon sang !
Cette seconde journée s’écoula sans que rien de nouveau se produisît. Il en fut de même le lendemain et le surlendemain.
Le cinquième jour, leur inquiétude s’accrut. Leurs provisions de vivres baissaient dangereusement.
Le commandant Hémi perdait son sourire. Mais il n’aimait pas rester inactif. Il constatait que non seulement la crainte envahissait tous les esprits, mais que la vie qu’ils menaient tous, dans le désœuvrement, engendrait un ennui terrible. Il essaya d’organiser des occupations, des distractions, dans les grandes salles. Il y eut, dans le corps scientifique, quelques volontaires pour faire des conférences sur des sujets variés et pas trop ardus. Mais le cœur n’y était pas.
Soal Greg fit dresser un relevé précis de tous ceux qui étaient présents dans l’énorme bâtisse. Dix hommes manquaient.
Hémi réfléchit profondément, fouillant dans sa mémoire. Il finit par déclarer :
— Les manquants sont tous des explorateurs solitaires. Ils devaient être en mission dans leurs astrobox quand nous avons été capturés. Tant mieux pour eux.
— C’est évidemment la seule explication, dit Greg. Et j’espère qu’ils pourront, eux, s’en tirer…
Mais, le lendemain au réveil, le botaniste Frano Bub, qui figurait parmi les dix absents, était lui aussi dans une des chambres à trois lits, où avaient dormi deux autres hommes, des membres de l’équipage. Frano Bub ne savait pas comment il était arrivé là et était incapable de dire ce qu’il avait fait la veille et les jours d’avant. Il subit, dès lors, le sort commun.
Vingt-quatre heures plus tard, trois autres des explorateurs manquants reparurent dans les mêmes conditions.
Le huitième jour fut affreux. Il ne leur restait pratiquement plus de vivres.
Il n’était même plus question de tenter de se distraire. On ne voyait que des visages émaciés et anxieux.
— C’est ignoble ! s’indignait le petit physicien. Sur quelles créatures infâmes sommes-nous tombés ? On va nous laisser mourir de faim. On aurait mieux fait de nous tuer immédiatement, pendant notre sommeil. C’eût été plus décent.
— Oui, fit Greg. Mais ce que je ne comprends pas, c’est que nous ayons retrouvé avec nous des sacoches pleines non seulement de vivres, mais aussi de vêtements. Si nous devions mourir, à quoi ces derniers pourraient-ils bien servir ?
— Je n’en sais rien, fit Stend. Mais c’est abominable. J’ai faim. Et j’ai soif. Du moins, je peux aller boire d’eau du robinet.
Il passa dans la salle de bains. Il en revint précipitamment.
— Venez voir ! dit-il. Venez vite voir !
Greg, le commandant, et aussi le docteur Grif Dorsin, qui était avec eux, le suivirent.
Sur le mur du fond de la salle de bains, une sorte de petit placard, dont ils n’avaient pas jusque-là soupçonné l’existence, était ouvert. Un panneau s’était rabattu, comme dans les secrétaires anciens. Et, sur cette tablette, reposait un plat qui contenait de curieuses boules vertes, grosses comme des balles de ping-pong.
— Qu’est-ce que c’est que ça ? dit le docteur, un homme assez replet, chauve, aux gestes vifs.
— C’est dans un plat, dit le commandant. Ça se mange donc peut-être ? Comment est-ce venu là ? Il doit y avoir une sorte de trappe au fond de ce placard.
— Bizarre, dit Greg. Voyons cela de plus près.
Ils emportèrent leur trouvaille dans la chambre et la posèrent sur la table. Chacun d’eux prit dans sa main une des petites boules.
— C’est granuleux, dit Stend. Ça a l’air assez dur.
— Dur, constata Greg, mais plutôt élastique.
— Ça a une vague odeur végétale, dit le docteur Dorsin.
— Peut-être des fruits ? suggéra Hémi. Ou des graines ?
— Sans doute toxiques, reprit Stend.
— Nous n’avons aucun moyen de le vérifier, dit le commandant. On pourrait essayer de voir ce qu’il y a à l’intérieur.
Il sortit un couteau de sa sacoche, mais eut beaucoup de mal à couper un de ces étranges objets sphériques.
— C’est dur en diable. Mais ça ressemble effectivement à l’intérieur d’un fruit. Tant pis, j’y goûte… Je meurs de faim et il faut bien que quelqu’un se sacrifie, pour savoir. Qu’est-ce que je risque ? Ou c’est du poison, et nous finirons tous par périr d’inanition si nous n’y touchons pas. Ou c’est comestible et, dans ce cas, nous survivrons.
— J’ai une vague idée que c’est comestible et qu’on veut nous garder en bon état, dit Greg.
Hémi mordit dans le fruit – si c’en était un. Ils le virent batailler un instant pour en arracher un morceau. Puis il mastiqua avec vigueur. Et il sourit.
— Ça ressemble d’abord à du caoutchouc, dit-il. Mais ça finit assez vite par fondre dans la bouche. C’est vaguement sucré, avec un arrière-goût de groseille ou de framboise, je ne sais pas au juste.
Il avala une seconde bouchée.
— C’est curieux, dit-il encore, je commence à me sentir revigoré.
À ce moment-là, le minéralogiste Birt Mimal entra dans la pièce et s’exclama :
— Ah ! je vois que vous avez aussi trouvé ces choses bizarres. Et que vous avez même eu l’audace d’y goûter.
— Oui, dit le commandant. Ça a l’air mangeable. Mais comme j’ignore si cela n’est pas néfaste pour l’organisme humain, vous feriez mieux de vous abstenir encore un jour avant de m’imiter. Si, dans vingt-quatre heures, je ne suis pas mort ou en proie à des malaises, vous pourrez en manger. Soyez assez aimable, Mimal, de transmettre cette consigne dans toutes les autres chambres… Car je suppose que, partout, le même plat a été mystérieusement déposé.
— J’y cours, dit le minéralogiste.
Hémi acheva posément ce qui restait du fruit.
— Je me sens de mieux en mieux, dit-il. Je n’ai plus faim du tout. Comme si j’avais fait un repas très normal.
*
* *
Le lendemain, il se réveilla frais et dispos. Ses deux compagnons de chambre l’interrogèrent.
— Je n’ai pas éprouvé le moindre malaise, dit-il. Je me sens en pleine forme. Je me demande où peuvent pousser de tels fruits sur une planète aussi déshéritée. Mais ils viennent peut-être d’ailleurs. Ils sont, en tout cas, terriblement nourrissants.
Le physicien irascible, entendant ces paroles, se précipita sur le plat.
— Je mange, moi aussi. Je ne peux plus y tenir.
Comme il n’avait pas de très bonnes dents, il eut quelque mal à arracher une bouchée caoutchouteuse. Il dut s’aider de son couteau. Finalement, il sourit.
— Ce n’est pas mauvais, dit-il. Et je me sens déjà mieux.
Greg, lui aussi, s’était mis à dévorer un des fruits verts et durs.
C’est ce même jour que trois autres des explorateurs opérant à bord des astrohox réapparurent comme les précédents, incapables de raconter quoi que ce soit.
Les visages s’étaient maintenant un peu rassérénés. Les prisonniers savaient, du moins, qu’ils ne mourraient pas de faim. Mais leur situation demeurait la même. Leurs ravisseurs ne s’étaient en aucune façon manifestés.
Par la suite, tous les trois jours, ils découvrirent sur la tablette du placard secret un plat de boules comestibles. Ils estimèrent tout d’abord que ce n’était pas beaucoup. Mais ils ne tardèrent pas à s’aviser que cette nourriture, parcimonieusement distribuée en apparence, était très suffisante pour les maintenir en bon état. Ils n’eurent plus jamais faim, même les plus voraces d’entre eux.
Et leur vie monotone commença à s’organiser, comme l’avaient souhaité Greg et le commandant Hémi, qui s’employèrent du mieux qu’ils purent à meubler leurs loisirs forcés. Pendant une grande partie de la journée, ils se tenaient presque tous dans les grandes salles communes. Ils commençaient à utiliser les objets insolites qui s’y trouvaient, et qui constituaient effectivement un matériel destiné à des jeux variés dont ils avaient fini par comprendre les règles. Jeux ingénieux, dont certains étaient encore plus complexes que celui des échecs, et qui les divertirent beaucoup. Il y eut même bientôt des amateurs passionnés.
Ils avaient, d’autre part, transformé une des deux salles en salle de gymnastique, car tous étaient soucieux de rester en bonne forme physique. Dans les armoires de certaines chambres, ils avaient, en outre, découvert un tas de choses dont beaucoup leur furent d’une grande utilité. Ils confectionnèrent quelques instruments de musique rudimentaires et créèrent un orchestre qui ne manquait ni de pittoresque ni de talent. Des conférenciers amusants, des chanteurs, des mimes, des conteurs, des jongleurs, des prestidigitateurs, et même des acrobates, se révélèrent et égayèrent leurs compagnons pendant de longues journées inactives.
La vie devenait, sinon agréable, du moins supportable.
Même le physicien Muro Stend avait fini par se calmer. Il s’était même – chose impensable dans d’autres circonstances – découvert des talents de clown. Son premier numéro fut un succès.
Parfois, ils voyaient passer devant leurs lucarnes de petits nuages blanchâtres, aux formes bizarres. Mais ils n’y firent pas autrement attention, pensant qu’il s’agissait de phénomènes atmosphériques.
*
* *
Un soir où le chef de l’expédition et le commandant étaient seuls dans leur chambre, Hémi dit à Greg :
— Le temps passe. Et j’ai l’impression que nous ne verrons pas reparaître les trois explorateurs en astrobox qui ne sont pas encore revenus.
— J’en ai la quasi-certitude, dit Greg. Et je m’en réjouis pour eux, s’ils ont pu reprendre contact avec notre civilisation. Je crois maintenant me souvenir que ces trois-là étaient assez éloignés de la zone où évoluait le Sirf. Le géologue Helno Suty opérait sur une planète qui semblait riche en terrains diamantifères. Le géographe Ars Belbur faisait des relevés topographiques sur un globe passablement montagneux. Dhor Bophals, enfin, avait été chargé d’étudier de grands animaux du type bovin sur une planète encore plus lointaine par rapport à l’astronef. Je suppose qu’ils doivent tous trois à leur éloignement d’avoir échappé au coup de filet. Car il est certain que les sept autres, qui nous ont rejoints, ont été capturés dans l’espace de la même façon que nous. Les trois manquants ont dû regagner, leur mission terminée, le lieu où nous étions censés être. Ils ne nous y ont pas trouvés, ne savaient pas où nous étions, ne recevaient plus de messages. Ils ont dû se débrouiller par leurs propres moyens.
— J’espère qu’ils ont réussi, car ce sont trois hommes remarquables. J’aimais beaucoup Bophals, bien qu’il fût assez réservé. Mais il était compétent, courageux, loyal. Quant à Suty, dont la valeur n’était pas moindre, quel garçon expansif, quel boute-en-train ! S’il était ici, il saurait remonter le moral aux plus déprimés.
— Il vaut mieux qu’il soit ailleurs, qu’ils soient tous les trois ailleurs.
Ils restèrent un moment silencieux. Puis Greg demanda au commandant :
— Et le projet du lieutenant Gnemmi ?
— Il y travaille. J’y travaille avec lui et avec quelques autres. Mais ça n’avance guère.
Le chef de l’expédition secoua la tête.
— Ça ne peut pas avancer. Je ne vous désapprouve pas. Je vous admire même. Je suis prêt à vous aider. Mais j’ai, hélas ! la conviction profonde qu’il n’y a absolument aucune chance de réussite.
Le lieutenant Gnemmi, épaulé aussitôt par le commandant, s’était mis dans la tête de faire évader les prisonniers. La présence, non loin d’eux, de l’astronef, les fascinait.
Plusieurs hommes se relayaient depuis trois jours pour tenter de forcer une lucarne, avec des outils rudimentaires. Ensuite, ils aviseraient. Ils pensaient qu’il y avait, au flanc de la montagne, des sentiers qui leur permettraient de gagner la plaine noire, puis le Sirf. L’ennui, c’est qu’il leur faudrait opérer en plein jour. Car la nuit, ils dormaient. Chaque soir, à la même heure, ils continuaient à se toucher le front, à pousser un petit cri et à sombrer dans l’inconscience. Ils ne se réveillaient qu’avec le jour.
— Nous ne savons même pas où nous sommes, dit Greg. Nous n’avons même pas pu observer le ciel nocturne. Dès que paraissent les premières étoiles, crac, c’est pour nous tous le sommeil inexplicable. Et nous ne voyons même pas, à cause de la disposition de ces lucarnes, comment sont faits les flancs de la montagne au sommet de laquelle nous sommes – si, toutefois, nous sommes bien à son sommet. Mais continuez… Cela nous aide à vivre. Le moindre espoir est précieux… Hélas ! j’en ai peu… Ceux qui nous gardent prisonniers sont plus forts que nous.
*
* *
Les jours, les semaines passèrent. La vie continuait.
Bien entendu, beaucoup de ceux qui étaient là avaient essayé de savoir comment leur arrivait la nourriture, par qui ou par quel procédé elle leur était apportée. Ils faisaient le guet dans leur salle de bains. Mais ils ne voyaient jamais rien. Cela se passait certainement la nuit, quand ils dormaient tous profondément.
Ils commençaient d’ailleurs à se demander si ce n’était pas pendant ce sommeil mystérieusement provoqué que leurs geôliers s’occupaient d’eux. Mais comment savoir ? Ils continuaient à bien se porter, à n’éprouver aucun trouble, aucun malaise, ni physique ni mental. La seule anomalie était qu’ils continuaient à ne pas se souvenir de ce qu’ils avaient fait durant les journées qui avaient précédé leur capture.
Un matin, Hémi revint dans la chambre où le chef de l’expédition était seul.
— Venez vite, Greg. Nous sommes parvenus à ouvrir une lucarne. Mais les constatations que nous avons faites ne sont pas encourageantes. Sauf que l’air extérieur est respirable.
Ils gagnèrent en hâte la pièce où des volontaires, pendant de longues semaines, s’étaient livrés à un patient travail. Greg sauta sur une table et glissa sa tête par l’étroite ouverture. Ce qu’il vit lui donna le vertige : un mur bleu, vertical, lisse, qui plongeait jusqu’à une sorte de large corniche, cent mètres plus bas. Il y avait d’autres gradins, sans nul doute, car le sol noir et vernissé de la plaine était beaucoup plus bas, encore. L’astronef, à l’horizon, toujours au même endroit, se voyait mieux qu’à travers le hublot épais, et c’était bien le Sirf, ce qui remplit de nostalgie le chef de l’expédition.
— Je crois que vous avez raison, lui dit Hémi. S’évader par-là doit être impossible. Mais nous chercherons une autre voie de fuite. Nous allons tenter de passer à travers un mur, dans la direction opposée. Ah ! j’oubliais de vous dire. Gnemmi, qui a ouvert la lucarne, et qui fut le premier à regarder, croit avoir aperçu, sur cette sorte de terrasse ou de corniche en contrebas, une sorte de forme vaporeuse qui avait presque un aspect humain et qui a aussitôt disparu. Mais il n’est pas sûr de ne pas s’être trompé.
— Je ne suis malheureusement sûr de rien, dit Gnemmi. J’ai peut-être eu un trouble de la vue. L’air du dehors venait de me frapper le visage. Et j’avais regardé le soleil… Mais, maintenant que nous avons ouvert cette espèce d’œil-de-bœuf, nous continuerons à observer.
*
* *
Ils observèrent au cours des jours qui suivirent, mais aucune forme vaporeuse ne se manifesta.
De nouvelles semaines s’écoulèrent. La tentative de creuser une galerie s’avéra infructueuse. Les murs et les planchers étaient faits d’une matière si dure qu’aucun des outils de fortune dont ils disposaient ne parvint même à les égratigner. Le commandant était découragé.
— Ne vous laissez pas abattre, lui dit Greg. Nous devons nous faire à cette idée que, à moins d’un impossible miracle, nous finirons nos jours ici sans rien apprendre de plus que ce que nous savons déjà, et qui est fort peu.
Ils étaient là depuis près de six mois. Greg venait de se réveiller. Hémi et Stend dormaient encore, mais n’allaient pas tarder à sortir, eux aussi, du sommeil.
Un homme entra précipitamment dans leur chambre. Il semblait bouleversé.
C’était Ossoul, le chef des radio-télécommunications à bord du Sirf. Ses lèvres un peu épaisses tremblaient au milieu de son visage rond et rougeaud. Il bégaya :
— Je… Je viens de voir…
— Calmez-vous, lui dit Greg. Qu’avez-vous vu ?…
— Je… Je me suis réveillé un peu avant les autres… Cela m’arrive parfois, je ne sais pas pourquoi. Pour me dégourdir les jambes et faire de la gymnastique, je suis allé dans la grande salle, tout à côté de votre chambre. J’étais déjà au milieu quand j’ai vu avec stupeur la porte du fond, la grosse porte à deux battants qu’on n’a jamais pu ouvrir, s’entrebâiller. Mais ma stupeur n’était rien à côté de celle que j’allais avoir. Car ce que j’ai vu entrer était un de nos ravisseurs, un de ceux qui nous gardent…
— Non ! s’exclama Greg.
Les deux dormeurs, Hémi et Stend, s’étaient réveillés et entendirent, bouche bée, la fin de ce fantastique récit.
Ossoul tremblait encore de tous ses membres.
— Je… Je vous jure, bégaya-t-il. Une créature effroyable… Une espèce de pieuvre… Une pieuvre capable de se tenir debout sur la terre ferme… Près de deux mètres de hauteur. Le corps pareil à un œuf énorme, et des tentacules tout autour. Pas de tête, pas d’yeux, pas d’oreilles. Une espèce de pelage d’un brun indécis… Elle s’est avancée de deux ou trois mètres dans la salle… Elle a dû alors me voir ou me sentir. J’avais très peur. Mais, c’est bizarre, j’ai l’impression qu’elle a eu encore plus peur que moi. Elle a émis un petit sifflement et a reculé précipitamment. Je m’étais enfui, mais j’ai entendu la porte se refermer. Quand je me suis retourné, la créature avait disparu…
— Vous êtes sûr que vous n’avez pas rêvé ? demanda Greg.
— Aussi sûr qu’on peut l’être. Ça s’est passé il y a une minute, dans la salle de gymnastique. Et vous voyez bien que j’en tremble encore. Je n’ai pas rêvé.
— Allons faire un tour dans cette salle, dit le commandant.
Ils se vêtirent en hâte.
L’endroit était toujours désert. Ils n’y remarquèrent rien d’anormal. Ils allèrent s’assurer si la porte du fond était bien verrouillée. Elle l’était. Ils collèrent l’oreille sur sa paroi, pour essayer de surprendre un bruit de l’autre côté.
Ils n’entendirent rien.
Il n’y avait jamais d’autres bruits, dans ces locaux, que ceux qu’ils y faisaient eux-mêmes. Jamais d’autre bruit, sur cette planète, que celui des orages violents et brefs qui s’y déchaînaient assez souvent, et qui apportaient une distraction aux prisonniers.